La conception de ces dictionnaires bilingues n’était pas une simple nécessité scolaire, universitaire ou commerciale. Il s’agit plutôt d’un outil culturel qui a contribué au développement de la nouvelle vision du monde des Arabes, et au renouvellement de la perspective linguistique à travers laquelle on dénomme ses référents. Le premier enjeu de leurs auteurs était de trouver des équivalents exacts, selon un schéma binaire, partant d’une première langue, qui offre alors la liste des entrées lexicales, pour aller vers la langue d’arrivée, dans laquelle on essaie d’assigner des corrélats au vocabulaire d’origine.
J’ai démontré que le sens de la traduction dans ces dictionnaires bilingues, qui apparaît comme un détail, comporte un problème central, lié à l’étendue de la correspondance entre la polyglossie, la pensée et les réalités. Ce sens de la traduction, ces principes de classement d’entrées déterminent l’apparition des citations et leur intégration, montrent la nature des développements sémantiques dans leurs relations avec les mutations historiques. Ces dictionnaires ont suivi le rythme des changements matériels ou conceptuels.
Il convient d’évoquer ici les travaux des lexicologues européens modernes dont les œuvres accompagnent les recherches de la majorité des arabisants. Étonnant par sa rigueur et sa précision, Le Dictionnaire arabe-français d’Albert Kazimirski (1808-1880), ne déçoit jamais ceux qui le consultent. Il est considéré comme la référence en ce qui concerne les acceptions de l’arabe classique et fournit tous les équivalents des sens attestés et précisés par la philologie arabe. Le suivant est celui de l’Allemand Hans Wehr (1892-1955), traduit en anglais par M. Cowan[1], offrant aux arabisants les nouvelles significations, majoritairement tirées des textes écrits. Pour des recherches en lexicologie, ces deux ouvrages auxquels s’ajoutent de nombreuses autres sources, constituent un trésor inestimable que j’ai utilisé à bon escient comme une base et une référence. Évidemment, cela ne m’a pas empêché d’y relever des silences, des absences et des manques de précision. Dans plusieurs occasions de mes recherches, j’ai en effet constaté leur mutisme notamment lorsqu’il s’agit des sens techniques relevant du droit. Rajoutant également le Père J.- B. Belot (1822-1904), auteur d’un dictionnaire bilingue[2] ; R. Blachère (1909-1973), M. Chouemy et Ch. Pellat (1914-1992) et leur dictionnaire trilingue, pour ne citer que les plus connus.
Quant aux dictionnaires plus récents, on mentionnera le dictionnaire « As-Sabīl », de D. Reig (1930-2007) qui a tenu compte de l’ordre alphabétique arabe, selon les racines trilitères et quadrilitères des mots[3]. Pour chaque racine, il mentionne les dérivés nominaux (le participe actif, passif, nom verbal, de lieu…), ainsi que toutes les autres formes verbales tout en mentionnant les néologismes de forme ou de sens produits dans le monde d’aujourd’hui, il a cependant négligé les mots désuets et sibyllins. On citera aussi des lexicographes arabes, comme J. Abdel Nour, S. Idrīs, et Y. A. Dagher dont les travaux ont enrichi ce champ grâce à une méthode simple, non attachée au principe de dérivation qui pourrait « gêner » les étudiants dans une recherche rapide des mots.
Grâce à ces efforts, les équivalents traduits sont devenus courants dans le champ des usages quotidiens. Ils ont joué un rôle central dans la circulation des termes techniques et des idiolectes (juridiques, administratifs, économiques, financiers, sanitaires…). En effet, la lexicographie spécialisée bilingue s’est activée, apportant aux locuteurs arabes des séries entières de vocabulaires techniques aux acceptions précises. Cependant, certains équivalents ne sont pas utilisés dans la réalité et n’ont pas trouvé fortune.
Bien que tous ces dictionnaires reposent sur le principe du parfait parallèle entre les idées et de leur équivalence entre langue-origine et langue-cible, ils souffrent parfois, pour certains matériaux, de l’absence de liens précis. On s’y contente d’emprunter phonétiquement les mots étrangers, consacrant par cette solution de facilité les contrastes des deux grilles d’interprétation de la réalité, le déséquilibre entre les éléments des deux langues et la multiplication des « cases vides ».
Pour démontrer ce phénomène, il suffit de citer quelques lexies issues de la presse arabe qui permettent de mesurer l’étendue de cette disparité. Certains mots ont été phonétiquement arabisés, tels que mīdiyā (médias), intarnat (internet). D’autres, au contraire, possèdent un équivalent issu de la fuṣḥā, comme Taġrid (tweeter) et mudawwin (blogueur) ; d’autres enfin sont littéralement traduits, comme šabaka (toile). Ces travaux manquent encore d’une structure formelle stricte, à travers laquelle présenter les matériaux, conformément à des principes faciles permettant de chercher les mots, leur définition et leur traduction ; une structure qui permette de contenir le phénomène de l’abondance des néologismes et la dispersion de leurs significations. La question du classement des entrées se pose encore : soit l’on adopte l’ordre alphabétique au sein du mot lui-même, soit l’on se réfère à la racine, car il est encore légitime de s’interroger sur l’unité ou la pluralité de la racine, le fait qu’elle se rapporte aux verbes ou aux noms. Les lexicographes ont privilégié le classement alphabétique sans regarder la racine des mots.
La polysémie, la différence entre dénotation et connotation, les acceptions nées dans les discours, les dimensions pragmatiques du vocabulaire apparues dans les situations communicatives, constituent un véritable obstacle à la compréhension dans une langue d’arrivée.
L’efficacité de ces supports a toutefois augmenté grâce à la suppression des citations poétiques, celles du Coran, des hadiths et des proverbes, d’abord parce que ces citations sont obsolètes et ont été dépassées par le goût littéraire, et ensuite parce qu’elles incarnent les vieilles méthodes de citer le sens et d’en prouver l’éloquence. Ceci n’est plus le souci des contemporains. C’est peut-être pour cette raison que certains lexicographes ont choisi d’intégrer le vocabulaire vernaculaire et dialectal, car il contribue à l’unité du corpus lexical, et il n’y a nulle raison de l’ignorer ou de l’isoler.
Cependant, les problèmes que posent encore ces dictionnaires sont nombreux : certains sont liés à l’impossibilité de la traduction dans de nombreux domaines culturels, tels que les mots religieux (ġufrān, hudā, raḥma, …) qui n’ont que des équivalents approximatifs dans les langues étrangères. Il est aussi difficile de restituer les éléments du désert dont la description a engendré des centaines d’occurrences en langue arabe, ne pouvant être rendues en traduction que par des périphrases.
S’avère ici l’importance des liens entre ces dictionnaires bilingues et l’histoire culturelle et conceptuelle, aux mutations rapides. Un défi constant est envoyé à l’ASM., obligeant celui-ci à trouver un équivalent précis ou approximatif aux mots étrangers, qui dénotent des références (concepts) ou des objets technologiques. Ce phénomène renforce le mécanisme de la néologie, ouvre les portes de l’emprunt et pousse le thésaurus à se renouveler, afin de suivre le rythme du monde.
[1] WEHR Hans, (1961), The Hans Wehr Dictionary Of Modern Written Arabic, J. Milton Cowan, Wiesbaden: Otto Harrassowitz.
[2] BELOT Jean-Baptiste, (1959), Petit dictionnaire Français-Arabe illustré, Beyrouth, Imprimerie Catholique, Librairie Orientale.
[3] REIG Daniel, (1994), Dictionnaire arabe-français / français-arabe, Paris, Larousse.