La réédition des dictionnaires classiques s’inscrit dans le mouvement de revivification, Iḥyā’, de l’ASM. L’établissement de l’imprimerie dans le monde arabe a constitué un tournant décisif, comme l’a précisé H. Tollé[1], qui a transformé le paysage culturel, malgré les vives polémiques d’ordre fiqhī qu’elle a suscitées. Aussi, des imprimeries officielles se sont-elles installées à travers les grandes capitales arabes, notamment Tunis, le Caire, Alexandrie et Beyrouth. Ces capitales et tant d’autres se sont assigné l’objectif de réviser le patrimoine arabe qui se trouvait éparpillé à travers les bibliothèques des mosquées et les collections privées. Un des axes qui a attiré l’attention des penseurs de la Nahḍa était, justement, celui des dictionnaires classiques, perçus comme source possible pour renouveler la langue et la pensée arabes.
L’objectif était donc de faire connaître les anciens dictionnaires arabes qui ont été publiés, pour la première fois à l’époque moderne, après avoir été pendant de nombreux siècles réduits aux manuscrits cantonnés dans les bibliothèques privées. En tête de ces dictionnaires se trouvent Lisān al-‘Arab d’Ibn ManẓŪr (1232-1311), Al-Qāmūs Al-Muḥīṭ d’al-FayrŪz AbĀdĪ (1329-1414), ainsi que Kitāb al-‘Ayn d’al-ḪalĪl Ibn Aḥmad (718-791) ou encore al-Miṣbāḥ al-Munīr d’al-FayyŪmĪ (m. 1368)[2], etc. Dans certains de ces ouvrages réédités, l’ordre original des mots a été respecté. Dans d’autres, il a été inversé, les mots y sont classés non selon les dernières consonnes, mais selon leurs initiales. D’autres encore ont été complétés par des « Suppléments » pour mieux correspondre au contexte de l’arabe standard moderne où plusieurs centaines de néologismes, de sens et de forme, ont vu le jour à partir du XIXe siècle.
En analysant ces ouvrages, j’ai essayé de montrer que ce mouvement de réédition visait d’une part à représenter le thésaurus classique comme un socle affirmant l’identité arabo-musulmane face aux mouvements coloniaux qui ont déjà frappé de plein fouet une partie de l’empire ottoman. Le retour à ce trésor collectif, perçu comme un lien fédérateur, était un retour aux sources-mêmes de l’identité arabe. En effet, les premiers lexicologues, comme Aḥmad Fāris AŠ-ŠidyĀq (1804-1887), Buṭrus Al-BustĀnī (1810-1882), étaient animés par le même idéologème : préserver la langue arabe et en faire un point de départ pour renouveler ses capacités à dénommer le monde, à être un outil de communication, mais surtout à alimenter le panarabisme. Il s’agit de refonder la culture arabe et ses composantes dont la langue est vue comme le moteur du mouvement d’an–Nahḍa (Renaissance intellectuelle). D’un autre côté, on a puisé dans ces mêmes ressources les éléments nécessaires au lancement d’un important mouvement de tawlīd (néologie) dont l’objet est de rebaptiser les choses matérielles de la modernité et d’en évoquer les notions abstraites.
[1] TOELLE Heidi, (dir.) (2007), Histoire de la littérature arabe moderne, tome I et II, 1800-1945, Paris, Actes Sud.
[2] Les dictionnaires réédités les plus connus sont :
ḪALĪL (Al-) Ibn Aḥmad, (2003), Al-‘Ayn, Liban, Dār al-kutub al-‘ilmiyya.
IBN MANẒŪR, (1988), op.cit.
ĞAWHARĪ (Al-) Abū Naṣr (1987), Tāğ al-Luġa wa ṣiḥaḥ al-‘arabiyya, Bayrouth, Dār al-‘ilm li-Malāyīn.
FAYYŪMĪ (Al-), (2006), Al-Misbīḥ al-Munīr, Le Caire, Dār al-Ma‘ārif, 2ème éd.
IBN FĀRIS, (1979), Maqāyīs al-Luġa, Le Caire, Dār al-Fikr.
FAYRŪZ ABĀDĪ (Al-), (2005), Al-Qāmūs Al-Muḥīṭ, Liban, Mu’assat ar-Risāla li-Tibā‘a wa –an-Našr.